L'écrivain (partie 3)
Durant les deux semaines qui suivirent le rendez-vous, Vincent éplucha toutes les informations données par Marcus. Si les deux hommes s'étaient mis d'accord pour démarrer l'aventure de manière complètement aléatoire, l'auteur n'arrivait pas à se détacher de certains profils. L'intensité des photos et l'âge des protagonistes jouaient grandement sur sa sensibilité. Il était concentré sur des portraits de trentenaires et de soixantenaires. Il voulait comprendre comment des personnes de sa génération avaient pu en arriver là alors que lui n'avait jamais manqué de rien. Quant à la deuxième catégorie, c'est l'âge que devait approximativement avoir son père au moment de ses recherches. Car si ce travail lui tenait tant à cœur, ce n'était pas uniquement pour combler ses attentes d'enquêteur et mettre en avant des personnes en grande difficulté. Il y avait quelque chose de plus personnel derrière cette démarche, quelque chose qui le touchait au plus profond de lui. Ne voulant pas paraître guidé par ses émotions, il avait naturellement caché ce motif à Marcus lors de leur entretien londonien. Comment aurait-il pu expliquer à un inconnu que son caractère, sa personnalité et son mode de vie étaient liés à un fait remontant à sa jeunesse ? Un sujet qu'il n’avait jamais évoqué avec personne, même si de nombreux personnages de ses ouvrages faisaient plus ou moins référence à cet épisode. S'il ne voulait pas que cet enthousiasmant projet soit pollué par des questions qui ne trouveront probablement jamais de réponses, il avait tout de même décidé de se lancer dans l'aventure selon ses critères.
Mais comme prévu il eu du mal à retrouver la trace des personnes qui avaient accepté de poser pour Marcus. Plusieurs protagonistes étaient en cours de réinsertion dans la vie active et ne souhaitaient plus évoquer leur période de galère. Ils avaient trop douté et souffert pour revenir sur cette vie qu'ils voulaient oublier. Surtout, nombreux étaient ceux qui s'étaient déplacés, sans forcément tenir au courant leurs différents compagnons d'infortune. Cela n'empêchait pas Vincent de discuter longuement avec ces nouveaux profils, de noter des informations précieuses et de leur promettre de revenir en compagnie du photographe afin de les intégrer pleinement au projet. Il fixait des rendez-vous et les rejoignait en général à la tombée de la nuit pour enrichir un peu plus chaque jour son récit. Il rentrait chez lui avec des images et des bouts de vie qu'il assemblait presque immédiatement pour ne rien oublier et ajouter des descriptions précises de l'instant partagé avec son interlocuteur. Dans ses textes, il jonglait entre le passé et le présent pour mêler histoire personnelle et attitude durant l'entretien. Il était parcouru d'un sentiment de joie lorsqu'il apprenait que son vis-à-vis avait des pistes et était sur le point de se sortir de sa situation. Petit à petit, ses contenus prenaient forme et l'auteur
se passionnait pour des détails que ces hommes et femmes partageaient. Certains s'étaient retrouvés en difficulté pour la même raison, d'autres restaient ensemble non pas par nécessité mais bien parce qu'ils avaient de nombreux points communs. Il était resté sans voix en apprenant, au fil des conversations, que son témoin de la semaine connaissait très bien celui du mois précédent, alors même qu'ils étaient séparés par plusieurs kilomètres. C'est donc finalement par le fruit du hasard que Vincent avait fait la connaissance d'Aurélien, Patrice, Marie, Abdallah, Marjorie, Alassane et beaucoup d'autres. Des invités qui n'étaient pas vraiment au programme mais dont il essayait de prendre des nouvelles, même après le passage de Marcus dans la capitale pour immortaliser l'instant. Le photographe était ravi de la tournure des événements même s'il tenait vraiment à retomber sur ses précédentes rencontres, comme le prévoyait initialement le projet.
Ce vœu fut finalement exaucé, notamment grâce aux connaissances et à l'abnégation de Vincent. Plus le projet avançait et plus l'auteur prenait les choses à cœur, sentant un réel changement dans sa façon de penser et d'avancer. Si par le passé, sa manière de vivre ressemblait à une sorte de fuite en avant, ses rencontres fortuites au cours de nuits plus ou moins agitées s'avérèrent enfin utiles. Grâce au bouche à oreille et à de nombreux déplacements, il était parvenu à recueillir une quinzaine de témoignages supplémentaires, tous aussi intéressants les uns que les autres. Du passionné de cinéma qui n'avait jamais réussi à réaliser son rêve à l'ancien ouvrier qui a tout perdu suite à la fermeture de son entreprise, l'écrivain avait fait la connaissance de personnalités fortes et attachantes. Des témoignages l’amenant irrémédiablement à se poser beaucoup de questions sur sa vie. S'il était incontestablement bon dans ce qu'il faisait et qu'il avait connu un succès mérité, il se trouvait parfois trop égoïste et était désormais convaincu qu'il devait changer. Jusque-là, il se contentait de suivre le modèle d'un père absorbé par de sombres soirées parisiennes qui avait disparu et tout quitté trop tôt. Il espérait au fond de lui pouvoir comprendre et retrouver sa trace en mimant approximativement ce schéma de vie qui l'inspirait tant pour ses récits. Mais plus il écrivait sur ces inconnus et plus il remettait en question ses propres certitudes. Il était beaucoup trop investi et talentueux pour ne pas mettre ses qualités au service d'une cause plus noble. Il voulait aider et savait que cet ouvrage en préparation n'était que le début d'un processus beaucoup plus long.
Un sentiment totalement confirmé par sa rencontre avec Tarek, dernier témoin interrogé pour boucler son travail. Un paradoxe puisque cet homme de 36 ans était son premier "choix", celui qu'il avait ciblé dès son retour de St Pancras. S'il ne savait pas grand chose de ce réfugié politique, son portrait en noir et blanc l'avait marqué et il était obsédé à l'idée de savoir ce que cet homme du même âge que lui avait connu durant sa vie. De nombreux mois auparavant, Marcus l'avait photographié à deux pas des Buttes Chaumont. Dans un anglais approximatif, il avait simplement exprimé son désarroi et accepté
que son portrait soit utilisé pour l'exposition. Il espérait que cette initiative puisse faire évoluer les mentalités et prouver au reste de la population qu'il n'avait pas choisi de se retrouver dans cette situation. Vincent n'en savait pas plus mais avait l'avantage de très bien connaître le quartier, pour avoir habité à Belleville pendant quelques années. Seulement, et malgré plusieurs jours de recherche, il n'avait pas réussi à remonter jusqu'à Tarek. Certains habitants et commerçants se souvenaient de lui mais confirmèrent qu'il n'était plus là depuis longtemps. Sur les conseils de Marcus, l'auteur avait officiellement lâché la piste pour se concentrer sur d'autres portraits. Mais il ne pouvait pas s'empêcher de retourner régulièrement dans ce quartier en espérant tomber par hasard sur quelqu'un capable de le renseigner davantage. Une persévérance qui porta ses fruits et qui permit à Vincent de constater qu'en quelques mois, Tarek avait beaucoup changé.